Ultramarins – Mariette Navarro

«Ils commencent par là. Par la suspension. Ils mettent, pour la toute première fois, les deux pieds dans l’océan. Ils s’y glissent. A des milliers de kilomètres de toute plage.»
A bord d’un cargo de marchandises qui traverse l’Atlantique, l’équipage décide un jour, d’un commun accord, de s’offrir une baignade en pleine mer, brèche clandestine dans le cours des choses. De cette baignade, à laquelle seule la commandante ne participe pas, naît un vertige qui contamine la suite du voyage. Le bateau n’est-il pas en train de prendre son indépendance ?
Ultramarins sacre l’irruption du mystère dans la routine et l’ivresse de la dérive.

Avec ce premier roman, Mariette Navarro invite le lecteur dans une dimension où tous les repères se perdent dans l’immensité sans bornes de l’océan.

L’histoire : un cargo commandé par une femme est en route pour La Désirade, en Guadeloupe. Au cours de cette traversée de l’Atlantique, la commandante autorise exceptionnellement une baignade en pleine mer à son équipage, exclusivement composé d’hommes. Les marins jouissent de ce moment suspendu, bientôt gagnés par les vertiges des abysses, et de ce qui pourrait advenir dans cette immensité sans frontières, de perte mais aussi de lien avec la communauté qu’ils forment. La commandante, restée seule à bord, scrute leurs corps, se demandant, elle si rigoureuse, pourquoi elle a lâché ce oui.

Dans le canot qui les remonte à bord après la baignade, quand les hommes se comptent, le compte n’y est pas. Écart dans la feuille de route, entaille dans le protocole, incongruité dans les procédures, ce petit pas de côté introduit un décalage dans la poursuite de la traversée, soudain empreinte d’un vertige qui contamine la commandante, l’équipage, la météo, et même les moteurs du cargo…

“- Alors, elle demande, tout le monde est bien remonté à bord ?
– On est 21 dit l’un.
– Vous voulez dire 20 ?
Il ne dit rien.”

“Ultramarins” page 63

Ce glissement spatio-temporel emporte la commandante dans une autre dimension, une dimension où tout peut arriver. Cédant le contrôle à des forces nouvelles et inexplicables, elle se met à l’écoute du cargo, jusqu’à pénétrer son cœur et ses mystères. Un voyage qui comme Ulysse lui permet de rejoindre les morts, notamment son père, autrefois commandant lui aussi, jamais vraiment revenu (en tous cas sa tête) après une mission en mer.

C’est à travers les corps, le sien, celui des marins, celui du brouillard, de l’océan, du cargo, et pour finir celui du Second, que la commandante accomplit cette incroyable traversée, qui va la raccrocher à la terre et l’ouvrir à la vie.

L’écriture musicale de Mariette Navarro plonge le lecteur dans l’épaisseur organique de ce récit fort comme un mythe. Inscrit dans la tradition des épopées maritimes tels les voyages d’Ulysse ou les aventures de Moby Dick, ce roman évoque aussi des univers qui chatouillent le genre fantastique sans s’y étendre, comme ceux des Italiens Italo Calvino et Alessandro Baricco, des Japonais Haruki Murakami ou Yoko Ogawa.

Ultramarins a été publié neuf ans après que Mariette Navarro a elle-même foulé le pont d’un cargo à l’occasion d’une résidence, en 2012. Ce roman atmosphérique, d’un genre inclassable, est court (156 pages), mais incroyablement long en bouche. Un livre précieux, avec une très jolie couverture, que l’on a envie, comme un beau voyage, de partager.

Extrait :
“Dans ce geste connu, le geste de travail, dans geste refait chaque jour, un espace s’est glissé. Un tout petit espace blanc inexistant jusqu’alors, une seconde suspendue, la seconde imprécise, toute la suite de la vie s’est engouffrée, a pris ses aises, a déroulé ses conséquences.

Elle en a la conscience nette, parce que c’est dans son corps que le petit écart s’est frayé un chemin, elle n’a pas d’argument médical à avancer, elle ne pourrait même pas dire que c’est grave, regrettable, ennemi, une traversée de soi par un long courant d’air. Un souffle contre lequel il faut bander les muscles un peu plus fermement.” (Ultramarins, page 11)

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